Efficacité et équité en santé, amis ou ennemis ?

Un chiffrage agnostique des relations entre performances des systèmes de santé et couverture-santé universelle

La couverture sanitaire universelle (CSU) est une composante essentielle du développement durable et de la réduction de la pauvreté. Par couverture sanitaire universelle, on entend de façon un peu « optimiste » une situation, à un instant donné, dans laquelle toutes les personnes et toutes les communautés du pays bénéficient des services de santé dont elles ont besoin sans se heurter à des difficultés financières. Mais, pour plus de réalisme, la CSU peut aussi être définie de manière dynamique comme la recherche du « juste équilibre », dans le contexte d’un pays encore en développement, entre l’extension de la protection financière au plus grand nombre de personnes, une prise en charge individuelle de la majeure partie du coût des soins, tout en garantissant une offre de services de santé appropriée (WHO, 2010).

Dans la plupart des régions du monde, l’accès aux services de santé et la couverture des soins essentiels se sont favorablement développés au cours des deux dernières décennies. La protection financière a également connu des améliorations notables. Pourtant, dans de nombreux pays, d’importants écarts de protection subsistent, en particulier pour les segments pauvres et marginalisés de la population. Les dépenses de santé à la charge des ménages restent trop élevées dans de nombreux pays et font basculer 500 millions de personnes dans la pauvreté chaque année d’après les études de l’OMS (1). De fait, l’assurance universelle n’est pas un objectif aisé. Afin de garantir que le sort des personnes les plus démunies au moins s’améliore en chemin, les voies de progression vers l’objectif peuvent nécessiter des techniques d’approche variables, avec de possibles compromis « réalistes » entre l’application stricte d’un principe d’égalité formelle entre les individus et la couverture complète de la population. Cela implique que la promotion de la couverture universelle doit être sous-tendue par un engagement à lutter contre les inégalités et l’exclusion.

Parallèlement, « l’efficacité » est reconnue comme une dimension majeure de la performance des systèmes de santé. Or, la promotion de l’équité et la recherche simultanée de l’efficacité productive sont généralement considérées comme contradictoires, car donner accès à la protection-santé à de nouveaux groupes sociaux dans la population et à divers groupes de malades n’est pas chose facile pour les pays pauvres. Cela exige la mobilisation d’une quantité considérable de ressources souvent pour un résultat additionnel peu visible. Les liens de causalité entre l’amélioration de la couverture, les dépenses de santé et au final l’état de santé ne sont en effet pas automatiques : améliorer l’état de santé au bout de la chaîne, pour les plus démunis, peut s’avérer extrêmement coûteux, voire chimérique. Cette réflexion pousse certains économistes à opposer efficacité et équité (2), et, sur la base de cette opposition, à prôner une amélioration de l’efficience des systèmes de santé comme une condition préalable à toute extension de la couverture, pour mieux en garantir la faisabilité sur le long terme.

Une étude empirique, « Do efficiency and equity move together? Cross-dynamics of Health System performance and Universal Health Coverage »  de Pavitra Paul, Bruno Ventelou et al., publiée en août 2022, examine les chemins de causalité entre la CSU et l’efficacité productive du système de santé. L’étude a d’abord calculé un indice d’évolution de la CSU par pays et par années (l’indice comprend des indicateurs d’accès aux soins et des indicateurs de protection financière). L’efficience productive est, de son côté, mesurée par un calcul de performance des systèmes dans la lutte contre la mortalité des enfants de moins de 5 ans, la variable d’entrée utilisée étant le rapport des dépenses de santé totales par habitant au PIB par habitant (sachant que la méthode utilisée -d’analyse par frontière de production stochastique- permet aussi d’intégrer différents facteurs confondants, tels que les taux de pauvreté ou l’accès à l’eau potable). Enfin, en reprenant les deux indicateurs tels que construits ci-dessus, l’étude s’emploie à établir la direction de la causalité entre la réalisation de la CSU et le niveau d’efficacité productive du système de santé du pays. Les tests de causalités bidirectionnelles sont réalisés avec la méthode dite de Granger, et adaptée aux données de panel.

En utilisant des données sur douze ans (2003 – 2014) provenant de la Banque mondiale, de l’Organisation mondiale de la santé et des Nations-Unies, cette étude éprouve, sans a priori aucun, et de façon purement chiffrée, la thèse d’une relation d’opposition entre efficacité et équité. Dans l’échantillon des 12 pays retenus pour réaliser le processus de calcul (3), une causalité bidirectionnelle, sur données temporelles, a été trouvée au Ghana, en Mongolie, au Tadjikistan, au Togo, en Ouzbékistan et en République du Yémen, mais avec un mélange de signes négatifs et de signes positifs. L’opinion selon laquelle l’efficacité et l’équité se contredisent ne s’avère validée que dans trois cas : Ghana, Tadjikistan et Ouzbékistan ; la Mongolie, le Togo, et le Yémen démontrant quant à eux que l’efficacité et l’équité peuvent évoluer simultanément plutôt que dans une direction opposée. Le scénario (unidirectionnel) selon lequel l’efficacité précède l’équité n’a été vérifié que dans deux pays, à savoir au Burkina Faso et en Indonésie. Au Mozambique, au contraire, l’efficacité semble avoir détruit l’équité… Enfin, la relation de causalité unidirectionnelle négative pour le Bangladesh implique que les efforts d’équité ne se sont pas faits au détriment de l’efficacité, mais à son profit !

Ainsi, d’un point de vue empirique, les résultats remettent en question une croyance propre à l’orthodoxie économique selon laquelle l’efficacité dans les services de santé doit nécessairement précéder la progression vers l’équité. Au contraire, les résultats semblent principalement soutenir la mise en œuvre d’un effort simultané pour améliorer l’expansion de la couverture et l’efficacité du système de santé, attirant l’attention sur l’importance de l’organisation du système national de santé. L’étude fournit également un aperçu des tendances dans la réalisation du CSU et propose une liste des déterminants de l’efficacité des systèmes de santé.

(1) https://www.who.int/fr/news/item/12-12-2021-more-than-half-a-billion-people-pushed-or-pushed-further-into-extreme-poverty-due-to-health-care-costs

(2) Wagstaff A. QALYs and the equity-efficiency trade-off. J Health Econ. 1991;10:21–41.

(3) La sélection de ces 12 pays s’est faite sur la contrainte de disponibilité des données nécessaires à l’étude.


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