Les jeux de hasard et d’argent sont-ils socialement bénéfiques ?

La coupe du monde de football 2022 a vu les paris sportifs en ligne battre des records d’activité. Elle a aussi été accompagnée, de façon inédite en France, de plusieurs campagnes de prévention d’envergure[1]. Cette actualité met en lumière l’engouement actuel des Français pour les jeux de hasard et d’argent ainsi que les risques qui y sont associés. A la demande et avec le soutien financier de l’Observatoire des Jeux, nous avons récemment mené des recherches visant à mesurer les enjeux économiques et sociaux de cette activité. Nous en proposons ici une synthèse.

Les jeux : un problème de santé publique ?

Les jeux de hasard et d’argent[2] sont une activité de loisir pouvant conduire à une pratique excessive assimilable à une addiction comportementale. Les troubles du jeu sont reconnus comme pathologiques dans la Classification internationale des maladies depuis 1977 (CIM-9) et dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux depuis 1980 (DSM-III). La mesure de la prévalence se fait par l’administration en population générale de questionnaires comme l’Indice canadien du jeu excessifattribuant un score (entre 0 et 27) aux répondants sur la base de la fréquence déclarée de problèmes financiers, comportementaux, psychologiques et de santé liés àleur pratique de jeu[3]. En France, le Baromètre santé 2019 évalue le nombre de joueurs à « risque modéré » (score compris entre 3 et 7) à environ 1 million, et le nombre de joueurs « excessifs » (score de 8 et plus) à environ 370 000[4].

Les hypothèses neurobiologiques actuelles, encore partielles, attribuent un rôle central à la dopamine dans ces comportements et décrivent des modifications substantielles du fonctionnement du cerveau qui se traduisent par une recherche de la récompense immédiate et une perte de contrôle[5]. Il en résulte que les conditions nécessaires à la prise de décision rationnelle ne sont pas réunies et que les joueurs supportent des « internalités », c’est-à-dire des coûts qu’ils s’infligent à eux-mêmes sans les intégrer correctement à leur prise de décision. Ces internalités sont à l’origine de pertes de bien-être pour une partie des joueurs et peuvent justifier une intervention des pouvoirs publics. Il peut être intéressant d’essayer de les estimer et de les mettre en balance avec les bénéfices générés par l’activité de jeu.

Bien-être social : les jeux « gagnants » et les jeux « perdants »

Dans une étude publiée en janvier 2023[6], nous proposons d’estimer le bien-être généré par le marché des jeux à l’aide du concept de surplus social, correspondant à la somme du surplus des consommateurs (les joueurs), du surplus des producteurs (les opérateurs de jeux : FDJ, PMU, casinos, etc.) et des recettes publiques (les taxes prélevées sur les jeux). L’estimation de ces différentes composantes peut se faire à partir d’éléments relativement simples à obtenir, notamment les prix et quantités échangées — qui se combinent en produit brut des jeux (PBJ) dans le cas qui nous intéresse. Pour les biens « classiques » (non addictifs), chacune de ces composantes a une valeur positive puisque les agents — supposés rationnels — participent au marché dans le but d’améliorer leur sort. Dans le cas de biens addictifs, il est nécessaire de tenir compte des internalités. Il a ainsi été proposé[7] d’estimer le surplus des joueurs problématiques en les traitant comme des joueurs récréatifs à qui les troubles du jeu et la consommation excessive sont imposés. Leur surplus comporte alors une dimension négative représentant les dommages subis.

Nous appliquons cette méthode par gammes de jeux en France en 2019. Divers scénarios sont étudiés pour apprécier la sensibilité des résultats aux hypothèses et aux paramètres du modèle, en particulier le seuil de caractérisation du jeu problématique. Il ressort que le surplus des joueurs est négatif pour tous les jeux dans tous les scénarios, ce qui signifie que les pertes de bien-être des joueurs problématiques sont supérieures aux gains de bien-être des joueurs récréatifs. Les bénéfices issus du surplus des opérateurs et des taxes permettent de compenser cette perte dans tous les scénarios pour les jeux de tirage et les jeux de grattage. Ce n’est à l’inverse jamais le cas pour les paris sportifs et le poker (surplus social négatif dans tous les scénarios). Les résultats sont plus nuancés pour les autres jeux : surplus social positif dans la majorité des scénarios pour les paris hippiques et surplus social négatif dans la majorité des scénarios pour les machines à sous et les jeux de table (hors poker). En considérant le marché des jeux dans son ensemble, le surplus social est négatif dans la majorité des scénarios (surplus compris entre – 45 et + 6 milliards d’euros selon le scénario).

Il convient de souligner que nos mesures ne tiennent pas compte des dépenses publiques (les dépenses de prévention et de soins aux joueurs pathologiques par exemple) et des externalités négatives (les pertes de bien-être infligées par des joueurs à des tiers, lors d’un vol pour financer des mises par exemple). La prise en compte de ces éléments (d’importance vraisemblablement limitée au regard des autres éléments estimés) ne pourrait que réduire la valeur sociale des jeux (diminution du bénéfice ou augmentation de la perte). 

L’emploi généré par les jeux : un faux argument ?

Les résultats précédents permettent de pointer les catégories de jeux qui apparaissent les plus problématiques au niveau collectif. Un renforcement de la prévention, un durcissement de la fiscalité ou des conditions de mise, une limitation des pratiques commerciales agressives, voire une interdiction pourraient être envisagées (en prenant garde à l’hétérogénéité qui existe au sein des catégories de jeux utilisées dans l’étude et aux éventuels effets pervers des interdictions). Ce type d’interventions, visant à limiter le jeu problématique, a un impact mécanique sur le niveau d’activité des opérateurs. Ceux-ci tentent fréquemment de s’y opposer en invoquant l’effet de la baisse d’activité sur l’emploi. Cet argument est légitime mais ne peut reposer sur les seuls éléments de communication fournis par les opérateurs.

Dans un article publié en 2022[8], nous proposons une étude qui a pour but d’objectiver l’enjeu de l’emploi dans le secteur des jeux. Nous mettons en œuvre une analyse entrée-sortie, qui repose sur une représentation comptable de la production nationale permettant de capter les interactions sectorielles et de mesurer les emplois liés à une dépense de consommation réalisée dans un secteur donné. A partir des données de la comptabilité nationale, nous estimons à 46 285 le nombre total d’emplois imputables à l’activité du secteur des jeux en 2017, dont 20 170 emplois directs dans le secteur des jeux et 26 115 emplois indirects dans les autres secteurs. Nous regardons aussi ce qui se passerait en cas de réallocation de la dépense des ménages vers d’autres consommations, ce qui adviendrait logiquement en cas de baisse de l’activité dans le secteur des jeux du fait d’une régulation plus stricte. Nos résultats indiquent que la dépense de consommation dans les jeux génère moins d’emplois dans l’économie que les autres dépenses des ménages. Cela implique qu’une réallocation de la dépense en jeu des ménages conduirait à une hausse de l’emploi au niveau national. Plus précisément, 440 emplois seraient créés pour chaque milliard d’euros de dépense en jeu réallouée vers les autres secteurs. Ces résultats mettent en évidence que les effets de la régulation sur l’emploi sont nettement moins sensibles que ne le suggère la communication souvent alarmiste des opérateurs. Précisons néanmoins que notre étude porte sur l’ensemble des jeux au niveau national et que les effets de la variation d’activité sur l’emploi ne sont certainement pas homogènes selon le type de jeu et le territoire considérés.

[1] Voir le bilan dressé par l’Autorité Nationale des Jeux concernant l’activité de paris sportifs durant la dernière coupe du monde de football : https://anj.fr/coupe-du-monde-de-football-2022-et-paris-sportifs-lanj-presente-le-bilan-de-la-competition

[2] Cela inclut les jeux de tirage et de grattage, les paris hippiques et sportifs, les machines à sous, le poker et les autres jeux de table proposés par les casinos.

[3] Voir la liste dans l’encadré de la page 2 de Costes, J. M. et al. (2011). Les niveaux et pratiques des jeux de hasard et d’argent en 2010. Tendances, (77), 1-8 : https://www.santepubliquefrance.fr/content/download/119610/file/152048_tendances-77-jeu-patho-vf.pdf

[4] Voir le communiqué de presse de l’OFDT pour une synthèse des résultats du Baromètre santé :  https://www.ofdt.fr/BDD/publications/docs/epcxja2a6.pdf.

[5] Sescousse, G. (2014). Addiction aux jeux d’argent : apport des neurosciences et de la neuroimagerie. Bulletin de l’Académie Nationale de Médecine198(7), 1309-1325.

[6] Miéra, M., Massin, S. & Eroukmanoff, V. (2023) The social value of gambling: surplus estimates by gambling types for France. European Journal of Health Economics. https://doi.org/10.1007/s10198-022-01560-9.

[7] L’idée originale a été proposée par la Productivity Commission australienne : Australian Productivity Commission (1999) Australia’s Gambling Industries (Inquiry Report No. 10), AusInfo: Canberra. https://www.pc.gov.au/inquiries/completed/gambling/report. Nous avons proposé un ajustement de la méthode de calcul : Massin, S. & Miéra, M. (2020) Measuring consumer surplus in the case of addiction: A re-examination of the rational benchmark algebra. Economics Bulletin, 40(4), 3171-3181.

[8] Massin, S. & Miéra, M. (2022) L’enjeu de l’emploi dans la régulation des jeux de hasard et d’argent en France : une analyse entrée-sortie. Revue d’économie politique, 3(132), 491-514.


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