Régulation tarifaire et incitations financières : quels effets sur l’activité des médecins libéraux ?
04/11/2025
Aimée Kingsada
Université de Lille, Lille Economie Management (LEM)
Cette thèse a été réalisée sous la direction d’Anne-Laure Samson (Université Paris 2 Panthéon-Assas) et de Sidartha Gordon (Université Paris Dauphine-PSL). Elle a été soutenue en décembre 2022 à l’Université Paris Dauphine-PSL et est disponible en accès libre [1].
Remerciements
Je souhaite exprimer ma profonde gratitude à mes directeurs de thèse pour leur accompagnement, leurs conseils et leur confiance tout au long de ce travail doctoral. Je remercie également mes co-auteurs, ainsi que toutes les personnes qui ont contribué à cette recherche, notamment à travers leurs échanges et réflexions lors des Journées des économistes de la santé français (JESF).
Je tiens enfin à remercier le Collège des Économistes de la Santé (CES) et l’ensemble du jury du Prix de thèse du CES, édition 2025, pour avoir souligné la qualité de cette thèse.
Article
Introduction
Le système de santé français traverse une période de fortes tensions. Les difficultés d’accès aux soins se multiplient : délais d’attente prolongés, déserts médicaux en expansion, hausse des dépassements d’honoraires, épuisement d’une partie du corps médical. Dans ce contexte, garantir à tous un accès équitable à des soins de qualité constitue un défi majeur pour les pouvoirs publics.
Le secteur libéral joue un rôle central dans cette organisation. En France, les médecins peuvent exercer sous deux régimes de conventionnement avec l’Assurance maladie :
- Les médecins de secteur 1 s’engagent à appliquer les tarifs conventionnels, assurant un reste à charge limité pour les patients ;
- Les médecins de secteur 2, dits « à honoraires libres », peuvent pratiquer des dépassements, augmentant ainsi les coûts à la charge des patients et creusant les inégalités d’accès.
Les médecins libéraux sont majoritairement rémunérés à l’acte, un mode de paiement susceptible d’encourager des comportements stratégiques visant à accroître le volume d’actes pour augmenter les revenus, au détriment de l’efficience et du contrôle des dépenses de santé. Pour corriger certaines limites de ce mode de rémunération, les pouvoirs publics ont progressivement cherché à utiliser la rémunération comme outil de régulation, en introduisant des formes alternatives fondées par exemple sur la performance et ce afin d’orienter les pratiques médicales.
Ces transformations interrogent la manière dont les médecins répondent à ces incitations. Ma thèse s’inscrit dans cette perspective : elle vise à comprendre comment les médecins libéraux réagissent aux politiques de régulation et dans quelle mesure ces politiques contribuent à améliorer l’accès aux soins. Elle repose sur l’exploitation d’un ensemble de données administratives exhaustives et longitudinales, issues de l’appariement réalisé par l’INSEE et la DREES à partir de données de la CNAM et de la DGFiP, couvrant l’ensemble des médecins libéraux exerçant en France [2].
Sur cette base, trois réformes majeures ayant modifié la structure de rémunération des médecins ont été analysées :
- l’introduction du paiement à la performance (Contrat d’Amélioration des Pratiques Individuelles – CAPI, 2009) ;
- le gel du secteur 2 en 1990, limitant l’accès aux honoraires libres ;
- les incitations financières visant à encadrer les dépassements d’honoraires (Contrat d’Accès aux Soins – CAS, 2014 ; Option Pratique Tarifaire Maîtrisée – OPTAM, 2017).
L’objectif est double : évaluer les effets concrets de ces politiques sur l’activité et les pratiques des médecins, et tirer des enseignements pour orienter les réformes futures vers plus d’efficacité et d’équité.
Chapitre 1 – Le paiement à la performance : un levier pour améliorer la prise en charge ?
Ce premier chapitre, co-écrit avec Brigitte Dormont et Anne-Laure Samson, est publié dans la revue Économie et Statistique (2021) [3]. Il évalue l’effet du Contrat d’Amélioration des Pratiques Individuelles (CAPI) instauré en 2009 (puis remplacé par la « Rémunération sur Objectifs de Santé Publique » (ROSP) en 2012) sur l’activité des médecins généralistes libéraux. Ce dispositif volontaire de rémunération à la performance visait à encourager les praticiens à atteindre des objectifs de santé publique en contrepartie d’une prime forfaitaire venant s’ajouter au paiement à l’acte.
À partir d’un panel de médecins généralistes libéraux observés avant (2005 et 2008) et après (2011) la mise en place du CAPI, nous estimons un modèle en différences premières à variable instrumentale pour corriger des biais d’endogénéité liés au fait que l’adhésion au CAPI est un choix.
Les résultats montrent que l’introduction d’un paiement à la performance, réduisant la part du paiement à l’acte dans la rémunération totale, a modifié la structure d’activité des médecins généralistes. Dans un contexte où l’augmentation du nombre de patients s’accompagnait d’une baisse du nombre de consultations par patient, le CAPI a freiné cette tendance : les médecins adhérents n’ont pas diminué le « temps patient » ni le montant des prescriptions par patient, contrairement aux non-adhérents. Ils ont aussi augmenté significativement la part de leurs patients suivis en tant que médecin traitant, signe d’une amélioration du suivi et de la coordination des soins.
Cependant, le dispositif a conduit à une hausse des honoraires moyens par patient, traduisant une augmentation des dépenses pour l’Assurance maladie. Le CAPI illustre ainsi le potentiel des incitations financières pour orienter les comportements médicaux, mais aussi la nécessité d’en mesurer le rapport coût-efficacité.
Chapitre 2 – Le gel du secteur 2 : une mesure coercitive efficace ?
Le deuxième chapitre, co-écrit avec Anne-Laure Samson, étudie l’effet du secteur de conventionnement sur l’activité des médecins généralistes et spécialistes. L’évaluation de ce lien est complexe, car le choix du secteur 2 (à honoraires libres) repose sur des caractéristiques personnelles et professionnelles souvent inobservables.
La réforme du « gel du secteur 2 » en 1990 fournit un cadre quasi-expérimental : cette mesure a restreint l’accès au secteur 2 aux seuls médecins disposant de titres universitaires spécifiques, contraignant certains praticiens à s’installer en secteur 1 à tarifs opposables. À l’aide d’une analyse par régression de discontinuité, nous avons mesuré les effets de ce choc exogène sur l’activité.
Les résultats montrent que les médecins spécialistes exerçant une activité technique (chirurgiens, anesthésistes, radiologues…) ont augmenté fortement leur volume d’actes lorsqu’ils ont été contraints d’exercer en secteur 1, principalement en accueillant de nouveaux patients : les deux tiers de cette hausse d’activité traduisent une amélioration de l’accès aux soins, le tiers restant reflète des comportements d’ajustement stratégique pour compenser la baisse de tarifs. En revanche, les spécialistes dont l’activité repose sur les consultations en cabinet ont peu de marges de manœuvre pour accroître leur activité.
Globalement, le surcroît d’activité à tarif opposable a augmenté les dépenses de santé, à la fois par le volume de soins remboursés et par la hausse des revenus des médecins concernés. Ce chapitre montre qu’une réforme coercitive peut modifier l’organisation de l’offre de soins, mais ses effets se sont révélés temporaires. La proportion de spécialistes exerçant en secteur 2 n’a cessé d’augmenter, et les dépassements d’honoraires restent une source majeure d’inégalités d’accès aux soins. Il apparaît donc nécessaire d’explorer d’autres leviers, fondés sur des incitations financières, comme le CAS et l’OPTAM, étudiés dans le chapitre suivant.
Chapitre 3 – CAS et OPTAM : des incitations financières pour améliorer l’accès aux soins ?
Le troisième chapitre, publié dans Social Science & Medicine (2024) [4], analyse la manière dont les médecins spécialistes du secteur 2 réagissent à des incitations financières destinées à limiter les dépassements d’honoraires et à améliorer l’accès financier aux soins. Deux dispositifs successifs ont été mis en place : le Contrat d’Accès aux Soins (CAS) en 2014, puis l’Option Pratique Tarifaire Maîtrisée (OPTAM) en 2017.
Ces programmes, fondés sur le volontariat, visaient à encourager les médecins à modérer leurs dépassements et à augmenter la part d’actes réalisés à tarifs opposables. Les médecins atteignant les objectifs fixés par l’Assurance maladie bénéficiaient d’une rémunération complémentaire, les incitations financières de l’OPTAM étant plus attractives et les conditions d’adhésion plus souples que celles du CAS.
Pour évaluer les effets de ces dispositifs, l’analyse mobilise un modèle de doubles différences combiné à une méthode d’appariement exact (Coarsened Exact Matching), permettant d’isoler l’effet causal des incitations financières sur l’activité et les tarifs pratiqués par les médecins.
Les résultats indiquent que les médecins réagissent aux incitations, même lorsqu’elles sont modérées. Le CAS et, dans une moindre mesure, l’OPTAM ont entraîné une réduction notable des dépassements d’honoraires et une amélioration de l’accès aux soins, en particulier pour les patients à faibles revenus, comme les bénéficiaires de la CMU-C (aujourd’hui Complémentaire Santé Solidaire). Les médecins participants ont également augmenté leur volume d’activité, tant pour les consultations que pour les actes techniques.
Ces dispositifs engendrent cependant un coût non négligeable pour l’Assurance maladie, lié à la hausse de l’activité mais aussi à la rémunération supplémentaire versée pour l’atteinte des objectifs. Malgré ce coût, leurs effets positifs sur l’équité d’accès restent évidents. Ces observations s’alignent avec les constats récents du Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie (HCAAM), qui souligne la persistance des dépassements et la nécessité de renforcer la transparence et la régulation tarifaire [5].
Conclusion – Vers une diversification des modes de rémunération
Dans l’ensemble, les résultats de cette thèse montrent que les médecins libéraux réagissent aux politiques de régulation, qu’elles soient coercitives ou volontaires. Les outils tarifaires et incitatifs modifient la structure de leur activité, influencent la composition de leur patientèle et peuvent contribuer à améliorer l’accès aux soins, notamment pour les patients à faibles revenus. Les dispositifs comme le CAS et l’OPTAM illustrent que des mesures volontaires peuvent être efficaces pour réduire les dépassements d’honoraires tout en maintenant la motivation des professionnels.
Cependant, aucune mesure isolée ne suffit. Certains comportements stratégiques des médecins visant à compenser une perte de revenus peuvent limiter l’effet des réformes. Les résultats invitent donc à privilégier une combinaison cohérente d’instruments, conciliant maîtrise des dépenses, équité d’accès et maintien de la motivation des médecins. Les réformes coercitives, comme le gel du secteur 2, produisent des effets rapides mais temporaires, tandis que les incitations financières volontaires montrent qu’il est possible d’orienter les comportements médicaux de façon durable si elles sont ciblées et bien conçues.
Enfin, cette thèse met en évidence les limites liées aux données disponibles, tant sur l’offre que sur la demande de soins, ainsi que l’absence d’indicateurs permettant d’évaluer directement la qualité des soins. Des travaux complémentaires, notamment qualitatifs, seraient nécessaires pour mieux comprendre les préférences des médecins et anticiper l’impact des réformes. Plus largement, la régulation par la rémunération ne se réduit pas à une question budgétaire : elle constitue un levier stratégique pour orienter les pratiques médicales et améliorer l’accès aux soins de manière plus équitable.
Références
[1] Kingsada A. Régulation tarifaire et incitations financières : Quels effets sur l’activité des médecins libéraux ?. Economies et finances. Université Paris sciences et lettres, 2022. Français. ⟨NNT : 2022UPSLD032⟩. ⟨tel-04055082⟩
[2] DREES (site internet). L’appariement Insee-DGFiP-Cnam, 2020 : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sources-outils-et-enquetes/lappariement-insee-dgfip-cnam#:~:text=L’appariement%20entre%20donn%C3%A9es%20Cnam,directement%20identifiantes%20sont%20ensuite%20d%C3%A9truites.
[3] Dormont, B., Kingsada, A. & Samson, A.-L. (2021). The Introduction of Pay-for-Performance: What Impact on General Practitioners’ Activity in France? Economie et Statistique / Economics and Statistics, 524-525, 11–29. doi: 10.24187/ecostat.2021.524d.2045
[4] Kingsada A. (2024). Can financial incentives improve access to care ? Evidence from a French experiment on specialist physicians. Social Science & Medicine, 352, 117018. https://doi.org/10.1016/j.socscimed.2024.117018.
[5] Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie. Rapport du HCAAM, les dépassements d’honoraires des médecins : état des lieux. Octobre 2025. https://www.securite-sociale.fr/home/hcaam/zone-main-content/rapports-et-avis-1/rapport-du-hcaam-les-depassements-d-honoraires-des-medecins-etat-des-lieux.html