Imposer une couverture minimum aux assureurs privés : un risque pour le taux de couverture de la population ?

Entre 2018 et 2022, j’ai réalisé mes travaux de thèse entre la Caisse Nationale de l’Assurance Maladie (Cnam) et le Laboratoire d’Économie de Dauphine (LEDa), de l’Université Paris Dauphine – PSL. J’ai été financé par la Cnam et l’Association Nationale de la Recherche et de la Technologie (ANRT) dans le cadre d’une Convention Industrielle de Formation par la Recherche (Cifre). Ces quatre années de doctorat m’ont permis de m’intéresser aux inégalités de revenu dans l’accès aux soins en France ainsi qu’aux politiques qui luttent contre ces inégalités. 

En tant qu’employé de la Cnam, j’ai eu un accès direct aux données de remboursement  de notre système de soins, une mine d’or pour quiconque s’intéresse à l’utilisation des soins et services de santé. Cependant, ces données ont un défaut pour l’étude des inégalités d’accès aux soins : elles ne contiennent pas d’informations directes relatives au revenu. Je me suis donc intéressé aux assurances complémentaires publiques, subventionnées et sous condition de revenu : la Couverture Maladie Universelle Complémentaire (CMU-C), l’Aide à l’acquisition d’une Complémentaire Santé (ACS), puis, le résultat de leur fusion, la Complémentaire Santé Solidaire (CSS). 

Le principal résultat de ces quatre années de thèse est un manuscrit éponyme de cet article. Il est organisé en cinq chapitres. Le premier chapitre dresse un état des lieux des inégalités de revenus dans l’accès aux soins dans les années 2010 et revient sur les politiques mises en place pour lutter contre elles. Les deux chapitres suivants s’intéressent à la demande de soins des Français les plus pauvres. Plus particulièrement, ils examinent l’effet de la suppression des copaiements (ici, ticket modérateur, franchises, participations forfaitaires et dépassements d’honoraires) sur le recours aux soins des bénéficiaires de la CMU-C et de l’ACS. Les deux derniers chapitres s’intéressent, eux, à la demande d’assurance complémentaire des Français les plus pauvres. Comment le choix de s’assurer et le choix d’un contrat d’assurance évoluent en fonction des primes et des garanties proposées ?

Les inégalités d’accès aux soins en France dans les années 2010

À partir de données de l’Enquête Santé et Protection Sociale[1] (ESPS) recueillies en 2014, nous montrons que l’accès, ainsi que le renoncement pour des raisons financières, à certains types de soins, sont corrélés au revenu. La probabilité d’avoir une consultation avec un médecin ou un dentiste, ou d’effectuer certains tests de dépistage, augmente avec le niveau de revenu. À l’inverse, la probabilité de renoncer à des soins pour raison financière diminue avec le niveau de revenu. 

Ces résultats ne sont pas nouveaux mais confirment l’existence et la persistance d’inégalités de revenu dans l’accès aux soins en France. Ce, malgré un objectif explicite du système de santé de soigner la population de manière équitable et malgré la mise en place de politiques visant à lever les barrières financières dans l’accès aux soins des plus pauvres. Ce constat invite donc à questionner l’efficacité de l’action politique en la matière. 

La gratuité des soins et l’accès aux soins 

Le recours à la CMU-C et à l’ACS (aujourd’hui à la Couverture Santé Solidaire) permet à leurs bénéficiaires d’avoir un remboursement à 100% de leurs soins de santé[2]. Les trois programmes fonctionnent comme les complémentaires privés : ils remboursent le ticket modérateur. En plus du ticket modérateur, ils remboursent les franchises et participations forfaitaires. Les médecins conventionnés en secteur deux ont également l’interdiction de facturer des dépassements d’honoraires. Cette réduction du prix des soins suppose que les soins de santé sont des biens « normaux » dont l’utilisation dépend du prix payé par l’usager. 

L’accès à des soins gratuits via la CMU-C ou l’ACS, entraine une augmentation du recours aux soins de ville (les soins hospitaliers ne sont pas testés pour des raisons méthodologiques) et une augmentation de l’intensité de ce recours. Les bénéficiaires ont plus de chance de recourir aux soins. Quand ils recourent aux soins, les bénéficiaires ont recours à plusieurs consultations de suite (dans le cas de l’adressage du généraliste vers le spécialiste) ou bénéficient de plus d’actes médicaux. Ces augmentations dans l’utilisation du système de santé ne sont pas marginales et peuvent dépasser les 50% pour la CMU-C. 

Ainsi, de faibles variations dans le prix des soins peuvent avoir des conséquences importantes sur le recours aux soins des populations vulnérables. Ce qui est particulièrement mis en évidence par un effet positif sur le recours aux soins de populations ne payant, avant de recourir à la CMU-C, que les franchises[3], participations forfaitaires[4] et éventuels dépassements d’honoraires : les assurés sociaux ayant une reconnaissance d’Affection de Longue Durée (ALD) et les assurés sociaux bénéficiant d’une couverture complémentaire privée. 

Le choix du contrat d’assurance complémentaire : choix ou contrainte budgétaire ?

Si l’accessibilité à une complémentaire santé est une question importante, celle de l’accessibilité à une complémentaire santé de bonne qualité l’est également pour l’accès aux soins les moins bien remboursés par l’Assurance maladie obligatoire. À partir de juillet 2015, l’ACS proposait aux ménages recourants de moduler leur prime d’assurance complémentaire en fonction de la couverture sur les matériels d’optique, d’audiologie et les prothèses dentaires[5]. Quand le prix payé par les bénéficiaires diminuait, ceux-ci étaient plus nombreux à choisir un meilleur remboursement. 

Si ce résultat peut paraître attendu et intuitif, il est contraire aux prédictions théoriques. La théorie économique indique que le choix s’effectue en prenant en compte les prix relatifs des différents niveaux de couverture et non le prix nominal. Or, les baisses de prix des contrats ACS ont eu tendance à augmenter le prix des contrats avec un meilleur remboursement relativement aux autres. Ce résultat suggère que le choix du remboursement des ménages ACS, bien que subventionné, était en partie contraint par leur budget. Ce résultat fait écho à celui mis en évidence par Legal (2009) qui conclut au même effet en étudiant le choix de contrat de complémentaire dans une population au-delà du seuil de pauvreté. 

Imposer une couverture minimum aux assureurs privés : un risque pour le taux de couverture de la population ? 

Quand l’assurance santé n’est pas obligatoire, concevoir un marché ou une politique d’assurance complémentaire implique un arbitrage : maximiser le taux de recours à l’assurance tout en offrant une couverture maximale. Ces deux objectifs s’opposent lorsque le recours à l’assurance complémentaire diminue avec le niveau des primes d’assurance alors que ces mêmes primes ne peuvent qu’augmenter avec le niveau de couverture. 

En 2019, lors de la création de la CSS, nous avons étudié si les bénéficiaires de l’ACS étaient prêts à payer une prime d’assurance plus importante pour être mieux couverts sur les matériels d’optique, d’audiologie et les prothèses dentaires[6]. Ces bénéficiaires ont fait face au choix suivant : payer une prime plus importante et bénéficier d’une meilleure couverture ou perdre leur couverture à 100 % sur les soins de ville et hospitaliers. 

En moyenne, nous observons que les bénéficiaires de l’ACS sont prêts à payer plus pour ne pas perdre leur couverture à 100 %. Ces résultats sont cependant hétérogènes vis-à-vis de l’état de santé : les bénéficiaires en meilleure santé ont une probabilité plus élevée de renoncer à leur couverture subventionnée quand leur prime d’assurance augmente. 

Conclusion 

En matière d’accès aux soins des plus pauvres, même le paiement de petits montants a un impact négatif. Les tickets modérateurs, franchises et participations forfaitaires peuvent réduire l’utilisation du système de santé. De telles réductions, concentrées parmi les assurés sociaux les plus pauvres, risquent de nuire à l’élimination des inégalités de revenu dans l’accès aux soins et risquent de dégrader la santé des plus pauvres à long terme. Par ailleurs, l’augmentation du niveau des primes d’assurance, si elle est trop brutale, pourrait avoir une conséquence sur la qualité des contrats d’assurance complémentaire auxquels recourent les Français, ou avoir une conséquence sur le recours à l’assurance complémentaire. 

La CMU-C, l’ACS et aujourd’hui la CSS sont des dispositifs qui semblent remplir leur objectif d’améliorer l’accès aux soins de leurs bénéficiaires. Si ces politiques ne semblent pas menacées par les restrictions budgétaires récentes[7] et à venir, signe que leur efficacité est reconnue, ces politiques ont deux angles morts : le non-recours et les effets de seuil. Les ménages non-recourants et proches des seuils d’éligibilité risquent de voir leur accès aux soins se dégrader à mesure que les franchises et participations forfaitaires augmentent. 


[1] Devenue European Health Interview Survey (EHIS) depuis. 

[2] Y compris sur les matériels d’optique, d’audiologie, les prothèses et orthèses pour la CMU-C et la CSS. Pour les bénéficiaires de l’ACS le remboursement sur ces postes de soins dépendait du choix du contrat de la part du bénéficiaire. 

[3] 0,5€ par boite de médicament, acte paramédical et 2€ par transport sanitaire – plafonné à 50€ par an et par assuré (Montants avant doublement de 2024)

[4] 1€ (sur la période concernée) par consultation, acte médical ou examen – plafonné à 50€ par an et par assuré (Montants avant doublement de 2024)

[5] Par ailleurs l’ensemble des contrats ACS couvraient à 100% les soins de villes et les soins hospitaliers. 

[6] Certains bénéficiaires ont vu leur prime d’assurance complémentaire diminuer alors que d’autre ont vu leur prime augmenter. 

[7] Les franchises et participations forfaitaires ont été doublées en 2024. 


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