Des contraintes budgétaires aux limites planétaires : intégrer les impacts environnementaux des produits de santé dans le cadre Health Technology Assessment (HTA)

Sandy TUBEUF

28/01/2025

Sandy Tubeuf
Université catholique de Louvain
Institut de Recherche Santé Société (IRSS)
Institut de Recherche Economiques et Sociales (IRES)
sandy.tubeuf@uclouvain.be

Remerciements

Ce texte est un résumé d’une conférence invitée prononcée à la 18ème conférence francophone d’EPIdémiologie CLINique (EPICLIN) et aux 31èmes Journées des Statisticiens des Centres de Lutte Contre le Cancer (JSCLCC) à Dijon du 15 au 17 mai 2024. Je remercie Julia Bonastre et Christine Binquet pour leur invitation à intervenir durant la conférence. Ces réflexions trouvent leur origine dans des échanges avec Charlotte Desterbecq dans le cadre de l’encadrement de sa thèse de doctorat, et  Mark Harrison, Jeroen Luyten, et Charles Dupras dans le cadre de nos collaborations de recherche en cours. Je remercie Yves Deville pour son aide avec la génération d’une première version de cet article assistée par intelligence artificielle. Ces travaux sont réalisés avec le soutien du Fonds National de la Recherche Scientifique (FNRS) dans le cadre d’un financement CDR 2023.

Introduction

L’approche HTA (Health Technology Assessment) guide l’adoption de produits de santé dans le panier de biens et services médicaux tout en respectant le budget limité alloué aux soins de santé [1]. Basée sur des analyses médico-économiques, l’approche HTA est essentielle pour maximiser les bénéfices de santé tout en respectant les contraintes budgétaires croissantes. A l’instar des extensions du cadre HTA conventionnel à la prise en compte de la santé des aidants ou d’autres membres de la famille outre la santé du patient lui-même [2] ou des conséquences sur l’équité de l’efficacité des traitements [3], une question de plus en plus pressante se pose : peut-on, et doit-on, intégrer les impacts environnementaux dans les évaluations médico-économiques ? [4,5].

Les limites planétaires : un nouvel impératif pour le secteur de la santé

L’industrie des soins de santé est très polluante. Le rapport 2022 du Lancet Countdown indique que le secteur de la santé a augmenté ses émissions de gaz à effet de serre (GES) de plus de 5 % entre 2018 et 2019 et a atteint 5,2 % des émissions mondiales de GES [6]. Au-delà des émissions de GES, la production de soins de santé peut avoir des effets indirects négatifs sur la santé publique et l’environnement de multiples façons : production importante de déchets et gestion inadéquate des déchets, consommation élevée d’énergie et émissions de gaz à effet de serre, utilisation de l’eau, utilisation de produits chimiques, élimination des produits pharmaceutiques et des résidus dans les masses d’eau [7,8]. Les produits pharmaceutiques, en particulier, ont des effets importants sur l’environnement tout au long de leur cycle de vie [9]. Ils peuvent avoir des effets néfastes sur les écosystèmes aquatiques, contribuant potentiellement à la résistance aux antibiotiques et à d’autres perturbations écologiques. En outre, les produits pharmaceutiques peuvent pénétrer dans l’environnement par le biais des secrétions humaines et animales, ce qui amplifie encore leur présence. Cependant, ces impacts des traitements sur l’environnement et la biodiversité restent rarement pris en compte [10-12] et les analyses empiriques se caractérisent par leur singularité et leur hétérogénéité [13]. L’extension souhaité du cadre HTA aux considérations environnementales [4,5] nécessite cependant de traiter au préalable des questions conceptuelles et méthodologiques [14-16]. Nous recensons cinq approches proposées à l’ère des défis environnementaux pour intégrer les limites planétaires dans les processus d’évaluation médico-économique (HTA).

Approche 1 : L’impact environnemental comme modificateur de décision

Cette approche considère l’information sur l’impact environnemental telle que les émissions de CO2, comme un simple modificateur de décision lorsqu’il s’agit de comparer différentes technologies de santé. Si deux produits de santé présentent une efficacité et des coûts similaires, le produit qui génère le moins de pollution ou d’émissions de CO2 sera privilégié. Cette approche présente l’avantage d’être simple à mettre en œuvre dans un cadre HTA classique lorsque les coûts et les effets des technologies comparées sont similaires. Elle permet de minimiser les effets environnementaux tout en maintenant une efficacité thérapeutique comparable entre les produits de santé. Néanmoins, il est rare que deux technologies aient des coûts et des résultats de santé strictement équivalents. De plus, cette approche ne prendra en compte l’impact environnemental qu’après l’évaluation de l’efficience. Dans ce cadre, l’environnement est donc une préoccupation secondaire. Enfin, cette approche est réductrice face à la complexité des enjeux environnementaux. Elle limite les impacts environnementaux à des émissions CO2, qui sont difficiles à obtenir pour chaque produit de santé. De plus, l’ensemble des externalités environnementales comme la consommation d’énergie, l’utilisation des ressources naturelles, les déchets toxiques, les conséquences sur la santé, etc. ne sont pas nécessairement mesurables en émissions CO2.

Approche 2 : La monétisation des émissions de CO2

Cette approche consiste à intégrer dans l’analyse coût-efficacité conventionnelle une valeur monétaire des émissions de CO2 générées par les traitements médicaux. Ainsi, la différence de coûts des traitements médicaux est augmentée de la tarification du carbone. Les avantages de cette approche sont de traduire les impacts environnementaux en termes monétaires, rendant ces effets plus facilement compréhensibles pour les décideurs. Un autre avantage est qu’elle s’inscrit dans la continuité de l’approche HTA conventionnelle, en augmentant simplement les coûts pour refléter les émissions de CO2. Cependant, comme l’approche 1, cette approche se concentre uniquement sur les émissions de CO2, alors que les impacts environnementaux sont plus diversifiés. De plus, la monétisation des émissions de CO2 peut être rendue difficile par la variabilité de la tarification du carbone. Un prix trop bas pourrait minorer l’impact environnemental dans l’évaluation médico-économique, alors qu’un prix trop élevé pourrait pénaliser des innovations médicales importantes.

Approche 3 : La conversion des émissions de CO2 en DALYs

La troisième approche consiste à convertir les émissions de CO2 en DALYs (Disability-Adjusted Life Years), c’est-à-dire en années de vie ajustées sur l’incapacité, afin de refléter l’impact sur la santé publique à travers la dégradation environnementale. Les DALYs mesurent l’impact négatif d’une maladie ou d’un traitement en termes de mortalité prématurée et d’incapacité. L’avantage de cette approche est d’intégrer les impacts environnementaux directement dans la mesure de l’efficacité du traitement, en prenant en compte l’effet à long terme de la pollution sur la santé. Cependant cette approche souffre de limitations. En plus des critiques précédemment formulées aux émissions CO2, s’ajoutent d’autres limites. La conversion des émissions de CO2 en DALYs nécessite des données robustes sur les relations entre pollution et impacts sanitaires à long terme, qui sont encore limitées ou imprécises. De plus, les impacts environnementaux sont, ici, restreints à la santé humaine, négligeant ainsi d’autres dimensions écologiques importantes, telles que la biodiversité ou les écosystèmes. Enfin, cette approche s’écarte du cadre HTA conventionnel en considérant des gains de santé collectifs (DALYs) plutôt que des gains de santé, qui sont observés pour un même patient lorsque le QALY est considéré.

Approche 4 : L’analyse coût-efficacité étendue (ECEA)

La quatrième approche s’inspire de l’analyse coût-efficacité distributive, qui combine une analyse coût-efficacité classique avec une analyse de l’impact sur les inégalités de santé [3]. Appliquée aux défis environnementaux, l’analyse coût-efficacité étendue évalue simultanément le rapport coût-efficacité classique et l’impact environnemental, et conduit ainsi à positionner le traitement innovant dans un graphique à 4 quadrants (cf. figure). Cette méthode présente l’avantage de reconnaitre l’existence de compromis entre les impacts sanitaires, économiques et environnementaux pour les décideurs. Cependant, elle nécessite de définir des seuils d’arbitrage dans certains quadrants, qui seront souvent difficiles à établir et qui risquent de varier selon les contextes nationaux ou politiques. Elle pourrait également entraîner des compromis difficiles avec les autres dimensions importantes comme l’équité. Enfin, cette approche exige, elle aussi, des outils sophistiqués et des données précises pour évaluer de manière fiable les impacts environnementaux.

Figure – L’analyse coût-efficacité étendue aux impacts environnementaux

Approche 5 : Analyse décisionnelle multi-critères

La dernière approche repose sur une analyse multi-critères, qui consiste à guider la décision en identifiant un ensemble de critères pertinents et en les évaluant simultanément. A l’instar du comité HTA du ministère de la santé de Colombie-Britannique (CADTH[1]) qui utilise cette approche, les impacts environnementaux sont évalués conjointement avec l’efficience, l’équité, l’implémentation, etc. Les conséquences du traitement innovants sont décomposées à chaque étape du cycle de vie à partir de la matrice MET (matériaux, énergie, toxines) et la pertinence de leur impact sur l’environnement mesurée par des systèmes de classification d’importance. L’approche MCDA permet une prise en compte large et nuancée des multiples dimensions de l’évaluation des technologies de santé incluant des considérations économiques et sanitaires mais aussi sociales, environnementales et éthiques. Elle rend explicites les priorités des décideurs. Cependant, la mise en œuvre de cette méthode est complexe et s’appuie sur des outils d’évaluation sophistiqués pour pouvoir quantifier chaque critère ; ce qui peut alourdir le processus décisionnel et nécessiter des ressources supplémentaires en termes d’expertise et de collecte de données. La cohérence dans les décisions peut aussi devenir un problème, car l’arbitrage entre les différents critères change selon les priorités politiques et sociales, et peut donc conduire à des pondérations différentes entre chaque critère. En se basant sur plusieurs critères, l’approche MCDA pourrait aboutir à des décisions moins transparentes, car elle introduit des jugements de valeur additionnels. Enfin, l’approche MCDA se situe hors du cadre HTA classique et s’apparente à un canal d’information additionnel.

Conclusion

L’intégration des impacts environnementaux dans les évaluations HTA devra surmonter a minima trois types d’obstacles. Premièrement, des obstacles conceptuels puisque les effets négatifs du secteur des soins de santé sur l’environnement se limitent généralement à des émissions CO2 alors que les limites planétaires appellent à une prise en compte des impacts environnementaux tant sur la santé humaine, la santé animale et la biodiversité tant pour les générations actuelles que pour les générations futures. Deuxièmement, des obstacles méthodologiques puisque le cadre HTA conventionnel devra s’assortir de méthodes standardisées à l’échelle internationale de mesure des impacts environnementaux et de leur intégration dans le cadre. Enfin, des obstacles pratiques puisque toutes ces approches nécessitent des données robustes sur les impacts environnementaux des interventions de santé tout au long du cycle de vie des produits de santé (production, utilisation et élimination), ce qui reste un défi majeur.

L’inclusion des impacts environnementaux des traitements médicaux dans les décisions de remboursement appelle à évaluer les médicaments au-delà de « purs » critères médicaux et  par exemple, d’être prêt à abandonner un traitement médicamenteux parce qu’il pollue fortement l’environnement. Si la prise en compte des limites planétaires dans le cadre HTA semble radicale, il convient de rappeler à quel point l’introduction du critère de coût dans l’évaluation des nouveaux médicaments a été controversée par le passé, alors qu’elle est aujourd’hui considérée comme une pratique courante dans bon nombre de pays. Néanmoins, dans le contexte actuel d’urgence face aux conséquences du changement climatique, l’intégration d’une dimension environnementale dans l’évaluation économique des médicaments est une avancée à la fois naturelle et nécessaire.

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[1] https://www.cda-amc.ca/criteria-conducting-environmental-assessments-cadth-htas


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