« Quand on vieillit, l’important c’est (de moins en moins ?) la santé »

Les paradoxes de l’économie du bonheur

Les économistes étudient traditionnellement les choix individuels (choix de biens de consommation, de date départ à la retraite) ou les préférences déclarées (comme ce qu’une personne se dit prête à payer pour vivre dans un environnement plus sain) pour évaluer les conditions de vie des personnes et les moyens de les promouvoir. Les deux dernières décennies ont marqué l’avènement d’une économie dite du bonheur qui s’intéresse quant à elle aux évaluations directes de leur vie par les personnes. Ces évaluations sont regroupées sous l’expression de mesures du bien-être subjectif ou du bonheur. Elles comprennent des mesures de satisfaction liée à la vie ou à un domaine spécifique (satisfaction liée à la santé par exemple), et des mesures affectives, représentant l’intensité ou la fréquence d’émotions et d’humeurs positives (se sentir heureux, énergique…) et négatives (être triste, anxieux…). S’y ajoutent des mesures du bien-être « psychologique », qui évaluent l’épanouissement personnel à travers la satisfaction de certains besoins tels l’autonomie et l’atteinte de ses objectifs par exemple. L’étude de l’évolution de ces mesures permet d’évaluer l’impact subjectif – c’est-à-dire tenant compte de ce qui est important dans la vie aux yeux des personnes concernées elles-mêmes – de certains événements ou choix politiques ; la pandémie de la Covid-19 et les mesures de confinement en sont des exemples récents.

Les travaux de l’économie du bonheur ont conduit à la mise en évidence de quelques paradoxes comme celui de la courbe en U. Il s’agit d’un schéma souvent observé d’évolution du bien-être subjectif avec l’âge : celui-ci diminue progressivement à l’âge adulte jusqu’à atteindre un minimum autour de 50-55 ans, puis croît de nouveau continuellement passé cet âge. Cette dernière évolution est jugée paradoxale – tout au moins sur le long terme – dans le sens où de nombreux résultats montrent que la santé est un des principaux déterminants du bien-être subjectif et que les ennuis de santé deviennent plus fréquents et la prévalence des maladies chroniques augmente avec l’avancée en âge. Un autre paradoxe provient d’un phénomène d’adaptation constaté face à certaines maladies chroniques : le bien-être diminue après l’annonce de la maladie puis se met ensuite à croître au fil du temps, même lorsque la santé des personnes se détériore.

Dans une recherche publiée récemment (Bussière C., Sirven N. et Tessier P., 2021, Does ageing alter the contribution of health to subjective well-being? Social Science and Medicine, vol. 268), nous avons exploré la possibilité que les deux paradoxes puissent être liés l’un à l’autre : est-ce que la courbe en U du vieillissement peut s’expliquer, au moins partiellement, par un phénomène d’adaptation hédonique à la détérioration de la santé ?

L’hypothèse de l’adaptation au vieillissement

L’hypothèse que nous avançons est que les personnes âgées pourraient s’adapter positivement au déclin de leur santé en réduisant – consciemment ou non – l’importance que celle-ci revêt pour leur bien-être subjectif. Cela permettrait de maintenir voire potentiellement d’améliorer son degré de « bonheur » face aux conséquences négatives du vieillissement sur la santé. Cette hypothèse pourrait trouver écho dans la théorie psychologique de la sélectivité socio-émotionnelle de Laura Carstensen qui postule qu’à mesure que leur horizon temporel se réduit, les personnes ont tendance à prioriser les aspects de leur vie qui leur apportent davantage de bien-être émotionnel.

Afin d’étudier cette hypothèse d’évolution de la relation entre la santé et le bien-être, nous avons exploité les données de l’enquête SHARE (Survey on Health, Ageing and Retirement in Europe, http://www.share-project.org/). SHARE est une enquête longitudinale européenne menée auprès de plus de 80 000 personnes âgées de 50 ans et plus. Nous avons utilisé 4 années d’enquête de 2007 à 2015 concernant 10 pays dont la France. L’échantillon final d’analyse comportait 111 572 observations. Le questionnaire de l’enquête SHARE nous a permis d’obtenir des informations sur les trois principales formes de bien-être subjectif. Le bien-être cognitif a été évalué par une question unique portant sur la satisfaction liée à la vie dont la réponse était donnée sur une échelle allant de 0 (« complètement insatisfait ») à 10 (« complètement satisfait »). Nous avons construit deux mesures approximant les dimensions positive et négative du bien-être affectif à partir des réponses données à plusieurs questions relatives à des émotions positives (prendre plaisir à une activité par exemple) et négatives (se sentir triste par exemple). Enfin, le bien-être psychologique a été évalué à l’aide d’un score issu des 12 questions d’une échelle validée (la CASP-12) incluse dans le questionnaire de l’enquête SHARE et qui évalue la satisfaction de 4 besoins psychologiques : l’autonomie, le contrôle, la réalisation de soi et le plaisir. Nous disposions donc au final de quatre mesures du bien-être subjectif.

Nous avons conduit des analyses multivariées employant ces quatre mesures de bien-être en utilisant des modèles à effets fixes qui permettent de contrôler les effets de caractéristiques inobservées invariantes dans le temps telles que les traits de personnalité. Nos estimations nous ont permis d’étudier la corrélation entre ces mesures de bien-être et une mesure de (mauvaise) santé perçue. Pour cela, les modèles incluaient des variables d’interaction combinant cette mesure de (mauvaise) santé avec l’avancée en âge. Ainsi nous avons pu tester l’hypothèse selon laquelle l’avancée en âge changerait la contribution de la santé perçue au bien-être subjectif. Plus spécifiquement, selon l’hypothèse d’adaptation au déclin de la santé avec le vieillissement, la contribution de la santé au bien-être s’amoindrit avec l’âge. Les modèles contrôlaient également de l’effet de certaines caractéristiques socio-démographiques des personnes : la situation financière subjective, la participation sociale (être impliqué dans une association par exemple), la vie en couple, le fait d’être retraité.

Des changements mais peu d’adaptation

Les principaux résultats des analyses sont reportés sur la figure 1. Celle-ci indique l’impact d’une mauvaise santé perçue sur le bien-être subjectif (en ordonnée) en fonction de l’avancée en âge (les vagues d’enquêtes sont en abscisses). Les relations sont conformes à ce qui pouvait être attendu, à savoir qu’une mauvaise santé diminue la satisfaction liée à la vie, le bien-être psychologique et le score d’affects positifs (les valeurs d’ordonnées sont négatives) tandis qu’elle augmente le score d’affects négatifs (valeurs d’ordonnées positives). En revanche, les estimations concernant les changements liés à l’âge, représentés par la forme des courbes, sont contrastées. L’importance de la santé pour la satisfaction liée à la vie diminue avec le vieillissement – l’impact négatif se réduit entre la première et la dernière période – avec une accélération transitoire entre 2007 et 2011 que l’on pourrait interpréter comme une possible conséquence de la crise financière de 2008 (figure 1, cadre en haut à gauche). Cela va dans le sens de l’hypothèse d’adaptation au déclin de la santé lié à l’âge. Cependant, nous obtenons des résultats opposés avec les trois autres mesures suggérant que l’impact d’une mauvaise santé sur le bien-être affectif et psychologique s’accroît avec l’âge. Une analyse distinguant les cohortes de naissance indique par ailleurs que la relation entre santé et satisfaction liée à la vie s’inverse pour les plus de 80 ans, l’impact de la santé augmentant alors avec l’âge.

En conclusion : un nouveau paradoxe et des précautions

Bien que nos analyses indiquent que le vieillissement s’accompagne de changements dans la relation entre la santé et le bien-être, nous retrouvons peu d’éléments en faveur de l’hypothèse d’adaptation au déclin de la santé. La plupart des résultats témoignent au contraire du rôle plus important que prend la santé dans le bien-être à mesure que les individus vieillissent. Il s’agit là d’un nouveau paradoxe concernant le bien-être subjectif qui mérite d’être exploré davantage lors de futures recherches.

Nos résultats invitent à manipuler le bien-être subjectif avec précaution dans le cadre de travaux d’évaluation. D’une part, identifier les déterminants de la bonne vie et du bien vieillir à partir d’estimations à la moyenne peut s’avérer trompeur puisque l’importance de la santé sur le bien-être est susceptible de changer avec l’âge. Un tel constat peut aussi venir alimenter le débat – normatif – autour des méthodes de l’évaluation économique des programmes de santé qui s’interroge sur la pertinence de donner la même valeur aux années (et à la santé) quel que soit l’âge des personnes. D’autre part, nos constats invitent à ne pas trop rapidement considérer les différentes formes de bien-être subjectif comme interchangeables. Cela pourrait être tentant puisque de nombreux travaux montrent que les principaux déterminants du bien-être subjectif – dont fait partie la santé – semblent être globalement les mêmes quelle que soit la forme du bien-être à laquelle on s’intéresse. Or nos résultats suggèrent que la dynamique du bien-être et l’évolution des priorités individuelles en termes de bien-être pourraient être spécifiques à la forme ciblée, cognitive, affective ou psychologique.

Figure 1. Effets d’une réduction de la santé perçue sur 4 mesures du bien-être subjectif (scores de satisfaction liée à la vie, d’affects positifs, d’affects négatifs et de bien-être psychologique – échelle CASP, scores standardisés pour permettre les comparaisons)


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