Valeurs de référence pour l’évaluation économique des technologies de santé en France : en finir avec un tabou

En France, l’évaluation économique des technologies de santé a pour 1er objectif de mettre en regard le différentiel d’efficacité et le différentiel de coût d’un produit versus un comparateur, le plus souvent au moyen d’un ratio différentiel coût-résultat (RDCR). Le RDCR est majoritairement exprimé par un coût par année de vie gagnée en pleine santé (QALY – Quality-Adjusted Life Year). Interpréter ce résultat nécessite de facto l’utilisation de valeurs de référence, c’est-à-dire de la valeur que la société accepte de payer pour un gain d’un QALY.

C’est pourtant le statu quo dans lequel l’évaluation d’efficience réalisée par la Haute Autorité de Santé (HAS), partie intégrante du processus d’accès au marché des technologies de santé, se trouve depuis près de 10 ans.

La Commission d’Evaluation Economique et de Santé Publique (CEESP), commission indépendante de la HAS a la responsabilité d’estimer si le dossier fourni par l’industriel permet ou non de réaliser l’évaluation d’efficience et d’émettre « un avis sur l’efficience attendue ou constatée de la prise en charge par l’assurance maladie du produit de santé ou de la technologie ».

L’objectif de l’évaluation d’efficience d’une technologie de santé par la CEESP est avant toute chose d’apporter des éléments d’aide à la négociation du prix qui se tient entre le Comité Economique des Produits de Santé (CEPS) et un industriel.

Dans ce contexte, l’analyse d’un RDCR poursuit l’objectif de la qualification du RDCR, donnant la mesure de ce que la société est prête à consentir comme investissement pour un gain de santé, sous réserve de la crédibilité (validité, robustesse, incertitude) de l’estimation de ce dernier. 

Cet objectif est clairement exprimé dans la doctrine de la CEESP, du 6 juillet 2021, qui met en avant :

  • Sa volonté de « se positionner sur le niveau d’efficience et d’impact budgétaire » des technologies de santé ainsi que sa volonté de qualifier 1) les niveaux de RDCR selon qu’ils seraient « élevés », « très élevés » ou « extrêmement élevés », 2) l’importance de l’impact budgétaire, de même que 3) de présenter au décideur tous résultats économiques pertinents.

Sous réserve de :

  • L’identification des « paramètres clés qui ont des impacts attendus présumés élevés sur les résultats de l’analyse », d’explorer « convenablement » l’incertitude par « des analyses de sensibilité » et d’exprimer, si possible « les valeurs basses et hautes de RDCR / bénéfice net (BN) ou d’impact budgétaire pouvant être atteintes en retenant des valeurs de paramètres, des hypothèses ou des choix de modélisation les plus ou les moins favorables au produit ».

En pratique, la CEESP devrait conclure sur la valeur du RDCR, au regard de sa crédibilité (incertitude et transposabilité).

Si le niveau de crédibilité d’un RDCR est important, l’information qu’il apporte ne peut être considérée comme équivalente à celle d’une qualification du RDCR au regard d’une valeur de référence.

En effet, pouvoir qualifier un RDCR, grâce à une valeur de référence, sans connaître sa crédibilité reste une information utile bien qu’incomplète. A contrario, explorer précisément la crédibilité sans pouvoir qualifier le niveau de RDCR, comme c’est le cas aujourd’hui, est une information presque inutile.

Dans le cas de la France, l’absence de recours officiel à une valeur de référence par la HAS a créé une hypertrophie de l’exploration de la crédibilité, engageant dès le début, l’évaluation d’efficience sur la pente d’un questionnement jusqu’au-boutiste sur l’incertitude. Le processus d’évaluation d’efficience cherche exclusivement à élargir le champ de l’inconnu pour exprimer in fine le risque dans des demandes de scénarios extrêmes, voire non plausibles. Il serait préférable de définir un cadre dans lequel un RDCR estimé, maitrisé dans ses variations, pourrait être interprété de façon à apporter une information concrète et exploitable dans le cadre des négociations prix entre l’industriel et le CEPS.

Qualifier le RDCR reste donc une priorité, ce qui nécessite une valeur de référence plutôt que des qualificatifs tels que « élevé », « très élevé » et « extrêmement élevé » comme le propose la CEESP dans sa doctrine.

Il ne sera pragmatiquement jamais possible de qualifier un RDCR sans définir ce qui est acceptable.

Le CEPS ne s’y est pas trompé et il n’est pas anodin que l’accord cadre du 5 mars 2021 mentionne le seul seuil actuellement mobilisable en France, à savoir le seuil de 0€/QALY qui correspond à la dominance d’un produit de santé par rapport à ces comparateurs. Ce seuil ne souffre d’aucune contestation possible : le prix peut être négocié rapidement si le produit de santé évalué présente des gains de santé et produit simultanément des économies.

Quant à l’incertitude, le CEPS s’y intéresse pour orienter une demande contractuelle d’évaluation en vie réelle des variables les plus sensibles, mais ne prévoit pas précisément d’influencer la négociation d’un prix facial ou d’une remise.

Cela étant dit, si l’utilisation d’une valeur de référence reste essentielle dans le cadre de l’évaluation d’efficience des technologies de santé, sa mise en œuvre se heurte à trois défis clés :

  • Quelle valeur de référence définir ?
  • Quelles règles de réduction de l’incertitude établir pour offrir un cadre acceptable d’estimation du RDCR et de production des courbes d’acceptabilité au regard du prix de la technologie ?
  • Quelles règles d’utilisation des RDCR au regard de la valeur de référence introduire dans les négociations entre le CEPS et les industriels ?

Le premier défi semble à ce jour être le plus important et a déjà bénéficié d’un travail approfondi et de qualité, réalisé par la HAS, publié en 2014. Ce travail n’a malheureusement pas été suivi d’un réel chantier d’élaboration d’une valeur acceptable en France et l’on peut regretter l’attentisme de la HAS et de la CEESP sur ce sujet, renvoyant à d’autres la responsabilité d’établir cette valeur. En effet, la CEESP étant une Commission indépendante, elle avait l’opportunité unique de s’auto-saisir pour faire entrer, enfin, l’évaluation d’efficience dans une nouvelle ère pour la France.

Différentes options se présentent et la valeur de référence pourrait être définie sur la base d’un travail de valorisation du QALY pour la France qui a établi cette valeur entre 147 et 200 k€ (Tehard et al 2020), ou sur des valeurs plus empiriques telles que celle consentie depuis longtemps pour la mise en œuvre de la dialyse chez les insuffisants rénaux ou reposant sur l’analyse a posteriori des RDCR produits dans le cadre des évaluations d’efficience passées.

Dans tous les cas, il sera nécessaire de définir si cette valeur de référence représente plutôt la propension de la société française à payer un QALY ou bien son coût marginal (coût d’opportunité) comme en Angleterre. En France, la contrainte budgétaire est directement intégrée dans l’analyse d’impact budgétaire qui vient compléter l’évaluation économique des produits de santé. Aussi, le CEPS dispose de deux éléments de valeur, le RDCR documentant l’équilibre entre le bénéfice d’une nouvelle technologie de santé et le coût qu’elle génère, l’impact budgétaire exprimant la capacité à payer cette technologie au regard des budgets alloués à l’innovation. Ces deux notions n’ont pas à être jugées au regard de la même contrainte (capacité à payer et coût marginal) et il semble opportun d’ancrer la valeur de référence sur la propension à payer plutôt que sur la capacité à le faire.

Ce choix sera clé pour orienter la manière de dépasser les deux autres enjeux que sont les règles de cadrage de l’incertitude et d’intégration du RDCR dans la négociation de prix. 

Concernant les règles de réduction de l’incertitude, imposer des conditions de production des RDCR toujours plus conservatrices, et donc inflationnistes quant à la valeur des RDCRs, s’accommodera mal d’une valeur de référence basse telle que le coût marginal d’un QALY estimé a posteriori en comparant les QALYs produits à deux périodes correspondant à deux budgets contraints comme cela a été réalisé par le NICE. Dans ce contexte, ce dernier ne s’y est pas trompé en validant systématiquement des analyses coût-efficacité sur des horizons temporels maximalistes par exemple. A l’inverse une valeur de référence reposant sur la propension à payer reflèterait mieux le fait que dans le cadre de la contrainte budgétaire, le budget attribué à l’innovation est équilibré par la recherche d’économies sur les technologies matures, ce qui traduit l’acceptation de payer l’innovation au-delà du coût d’opportunité.

Quant à la prise en compte du RDCR dans la négociation de prix, des règles seront nécessaires pour assurer un équilibre, le RDCR ne devant, ni se substituer aux autres éléments constitutifs de la négociation, ni être relégué au dernier plan.

En tout état de cause, il serait opportun d’expérimenter la prise en compte d’une valeur de référence et d’évaluer son impact auprès :

  • de la CEESP, quant à sa capacité d’orienter l’évaluation vers une conclusion d’efficience, plutôt que d’incertitude ;
  • des industriels, quant à leur proactivité à se soumettre à cette évaluation dont les critères d’éligibilité sont devenus moins contraignants et plus incitatifs ;
  • du CEPS, quant à l’aide que le RDCR pourrait apporter à la négociation des prix.

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